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Politique

Paul Kagame : « Tshisekedi a manipulé des dirigeants, des pays, et des régions entières en jouant la SADC contre l’EAC »

Trente ans après le génocide qui vit le pays des Mille Collines devenir celui des mille fosses communes, les perles du rêve rwandais s’égrènent, à force d’être répétées, comme un chapelet de clichés. Vitrine verte et vibrante de ce nouveau Rwanda, où des policiers incorruptibles dotés de centaines de caméras urbaines font régner une sécurité quasi absolue, second hub de conférences et de conventions du continent après Le Cap, et laboratoire d’innovations panafricaines pour des dizaines de start-up et de sociétés de haute technologie, Kigali et son 1,7 million d’habitants est le panneau d’affichage géant d’une résilience hors du commun.

Adepte d’une forme de pouvoir combinant bonne gouvernance, efficacité à tout prix, obsession du développement, reddition permanente des comptes, absence d’ostentation et égards minimaux pour les libertés formelles, Paul Kagame, 66 ans, a placé aux commandes de Rwanda Inc. une élite de jeunes technocrates formés dans les meilleures universités occidentales et qui, pour avoir grandi dans un pays dévasté où le chaos, peu à peu, a cédé la place à l’ordre, ne connaissent ni le doute ni les états d’âme.

Tout en surveillant leurs performances avec l’œil d’un micromanager, celui qui, le 15 juillet prochain, briguera un quatrième mandat de président avec la certitude de l’emporter face à des candidatures de simple témoignage (il n’a jamais été élu ou réélu avec moins de 93% des voix) s’occupe désormais du reste : la consolidation d’un soft power diplomatique à la démesure de son petit État – qui lui vaut en ce moment de présider le Commonwealth après avoir fait élire son ancienne ministre des Affaires étrangères à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) – et, surtout, la sécurité.

Un dossier sur lequel la personnalité de Paul Kagame est beaucoup plus clivante et polarisante qu’en politique intérieure, tant les Rwandais, y compris les plus modestes (près de 40% de la population vit encore dans la pauvreté), peinent pour toutes sortes de raisons à imaginer un autre président que lui. Dans l’est de la RD Congo, là où son ombre portée recouvre la résurgence de la rébellion du M23 jusqu’aux portes de Goma, Kagame est dépeint par Félix Tshisekedi aux couleurs du diable. De quoi alimenter ce long entretien recueilli à Urugwiro Village, siège de la présidence, le 14 mars à Kigali, entre deux averses de saison des pluies.

Jeune Afrique : Le 11 mars, vous étiez à Luanda pour rencontrer le président João Lourenço, qui joue le rôle de médiateur dans la crise dans l’est de la RDC. Le président Félix Tshisekedi s’y était également rendu quelques jours auparavant, et, selon la médiation angolaise, vous êtes tous deux d’accord pour vous rencontrer. Confirmez-vous cet accord de principe ?

Paul Kagame : Oui. Le président Lourenço a été chargé d’apaiser les relations entre le Rwanda et la RDC. Des équipes devraient être formées, de part et d’autre, pour discuter de nos problèmes tels que nous les comprenons, sous la conduite et la supervision du président angolais. Ces rencontres entre délégations ministérielles conduiront à une éventuelle réunion entre chefs d’État. Il y a donc du travail, mais, jusqu’à présent, nous allons dans la bonne direction.

Tshisekedi a manipulé des dirigeants, des pays, et des régions entières en jouant la SADC contre l’EAC.

Félix Tshisekedi a émis deux conditions pour que cette rencontre au sommet ait lieu : le retrait des troupes rwandaises de la RDC et le précantonnement du M23. Êtes-vous prêt à les accepter ?

Ces points, parmi d’autres, devront être abordés par nos équipes respectives. Mais commencer des discussions en posant des conditions n’est pas la bonne manière de procéder. Parfois, certains souhaitent épater la galerie et prendre des positions dans les médias, ce qui ne fait que rendre le problème plus confus. J’espère que le médiateur tentera d’éliminer cette dimension au fil du processus.

Si la partie congolaise pose des conditions, cela laisse penser que nous pourrions en faire de même. Nous n’aurions alors pas de points d’accord, et le problème ne serait pas abordé comme il le devrait. Je pourrais ainsi exiger que, pour des raisons sécuritaires, le président Tshisekedi revienne sur ses déclarations de guerre contre le Rwanda et la nécessité d’un « changement de régime ». Je pourrais aussi dire qu’à moins que les FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda] se retirent de la RDC je refuse de parler au président Tshisekedi, etc. Ces préconditions ne servent pas l’objectif de paix. J’espère que nous pourrons aller de l’avant.

Paul Kagame et son pair angolais, João Lourenço, à Luanda, le 11 mars 2024. © Flickr Paul Kagame

L’ONU, les États-Unis, la France, l’Union européenne, d’autres pays encore, vous ont formellement demandé de retirer vos troupes de l’est du Congo. Reconnaissez-vous la présence de vos soldats dans cette région ? Cette crise ne risque-t-elle pas de devenir trop coûteuse pour le Rwanda sur le plan diplomatique ?

Si nous nous contentions d’attendre que d’autres résolvent nos problèmes, le coût serait probablement plus élevé pour notre pays. Le Rwanda est concerné, cela ne fait aucun doute. Nous sommes donc impliqués dans la recherche d’une solution pacifique. Le Rwanda n’est pas seulement une partie du problème ; il est aussi une partie de la solution.

Les forces rwandaises sont-elles présentes en RDC ? Ma réponse est la suivante : pourquoi le Rwanda serait-il impliqué en RDC ? Serait-ce pour le plaisir de mettre nos forces sur le terrain, et dans cette situation ? Je dis cela pour que nos accusateurs sachent qu’ils n’échapperaient pas à la responsabilité qui serait la leur si nos forces étaient réellement présentes.

Ces problèmes sont apparus il y a trente ans en raison de l’histoire tragique qui s’est produite ici et par la faute de tous ceux qui y ont été associés d’une manière ou d’une autre, y compris ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, reprochent au Rwanda d’être impliqué dans l’est de la RDC. C’est pourquoi j’ai déclaré publiquement que nous n’aurions besoin de la permission de personne pour faire ce que nous avons à faire si une telle menace se matérialisait de nouveau.

Le Rwanda a accusé la force régionale de la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe] de ne pas être neutre dans ce conflit. Considérez-vous cette force comme une menace potentielle pour votre sécurité ?

Avant que la SADC se déploie en RDC, une force régionale de la Communauté d’Afrique de l’Est [EAC] était présente. L’EAC avait décidé puis défini cette mission en présence de la RDC, et à sa demande. Mais tandis que cette force se déployait dans l’est de la RDC et que tout le monde croyait s’être compris, la RDC, elle, pensait que cette même force était là pour mener ses propres guerres à sa place.

Certaines menaces dans l’est de la RDC sont internes, d’autres viennent de l’extérieur. Les « combattants » du M23, peu importe le nom qu’on leur donne, sont une menace interne, congolaise. Cent mille membres de leur communauté sont réfugiés au Rwanda. Certains d’entre eux y sont présents depuis vingt-trois ans, mais des dizaines de familles, prises pour cible et déracinées de leur région d’origine, traversent la frontière tous les jours. Depuis les derniers combats, plus de 15 000 réfugiés sont venus ici.

Après des combats entre le M23 et les forces armées congolaises, la population tente de fuir les alentours de Saké, dans l’est de la RDC, confrontée à une intensification du conflit. © Photo by Aubin Mukoni / AFP

Lorsque vous qualifiez le M23 de « terroriste », qui visez-vous ? Cent mille réfugiés congolais issus d’un groupe ethnique discriminé dans l’est de la RDC ! Quant aux menaces venues de l’extérieur, il y a les FDLR originaires du Rwanda et les ADF d’Ouganda… La force est-africaine s’est rendue sur place pour imposer un cessez-le-feu et s’assurer qu’il n’y avait pas d’affrontements entre ces groupes armés afin d’enclencher le processus politique et de s’attaquer aux racines du problème.

Mais lorsque cette force a refusé de servir les objectifs de Tshisekedi – à savoir, lutter pour lui contre le M23 et, au-delà, contre le Rwanda –, il l’a expulsée. C’est sur ce point que nous blâmons les leaders de l’Afrique de l’Est et de la SADC. Félix Tshisekedi a été capable de manipuler des dirigeants, des pays, et maintenant des régions entières, en jouant la SADC contre l’EAC.

Je ne comprends pas pourquoi l’Afrique du Sud accepte de se battre aux côtés des FDLR, ces individus qui ont assassiné notre peuple.

Que reprochez-vous à la SADC ?

La SADC aurait dû se demander pourquoi elle était appelée à intervenir dans un pays d’où une autre force venait d’être expulsée. Veut-elle vraiment être utilisée par la RDC pour combattre sa propre population ? Félix Tshisekedi demande qu’une force vienne l’aider à combattre le M23, dont il a déjà admis qu’il était composé de Congolais. Il souhaite donc qu’une force extérieure vienne combattre son propre peuple.

En réalité, la force de la SADC est censée combattre le M23 et non les FDLR, puisque l’armée congolaise est intégrée aux FDLR. En d’autres termes, il s’agit d’un combat actif contre le M23, et d’une collaboration avec les FDLR. Le message est clair : « Nous sommes aux ordres de Tshisekedi, nous sommes prêts à combattre le M23 et non les FDLR, et cela implique d’étendre la guerre au Rwanda, parce que ce pays est censé soutenir le M23 ».

Les acteurs régionaux disent que la RDC a le droit de demander un soutien extérieur. Je ne remets en cause la souveraineté de personne. Mais la situation dans l’est de la RDC n’affecte pas seulement le Rwanda ou la RDC, elle affecte la région et au-delà. Pourquoi ne pas s’asseoir autour d’une table et en discuter ? Tshisekedi a tort, et il manipule ses interlocuteurs pour résoudre son problème tel qu’il le voit.

Prenez-vous au sérieux les menaces que Félix Tshisekedi a proférées à votre encontre lors de sa campagne électorale, en décembre 2023 ?

Pourquoi ne les prendrais-je pas au sérieux ? Tshisekedi est capable de tout, d’autant qu’il semble incapable de comprendre les implications de ce qu’il dit en tant que président de la RDC. Pour moi, c’est un problème en soi, et un problème très sérieux dont je dois m’occuper. Cela signifie qu’une nuit il peut se réveiller et faire quelque chose que vous n’auriez jamais cru possible.

Comment percevez-vous l’implication de l’Afrique du Sud dans le conflit ?

L’Afrique du Sud a tort, et, à ma connaissance, cela ne lui ressemble pas. Compte tenu de son histoire, de ses relations avec les pays tiers, pourquoi devrait-elle se laisser entraîner là-dedans ? Quelque chose ne va pas, c’est certain. Il y a une raison sous-jacente. Je ne vois pas comment l’Afrique du Sud pourrait se sentir à l’aise en faisant le travail d’un tiers, c’est-à-dire en menant la guerre en RDC.

De plus, je ne comprends pas comment l’Afrique du Sud, en toute connaissance de cause, accepte de se battre aux côtés des FDLR, ces individus qui ont assassiné notre peuple. Je ne comprends pas non plus comment l’Afrique du Sud pourrait aller en RDC pour lutter contre des personnes qui se battent pour défendre leurs droits. Le M23 et ceux qu’il représente sont privés de leurs droits à la citoyenneté et à la nationalité. Ce sont pourtant des Congolais, Tshisekedi ne le nie même pas. Ils sont persécutés ouvertement et subissent des discours de haine.

Avez-vous dit cela au président Cyril Ramaphosa ?

Je n’ai pas à le faire. Il est suffisamment grand pour comprendre ces choses comme moi. Un accord portant sur l’exploitation des minerais rwandais a été signé entre votre gouvernement et l’Union européenne en janvier. Cet accord a immédiatement été dénoncé par le gouvernement congolais, qui assure qu’il s’agit d’une sorte de licence de pillage des ressources de l’est de la RDC. Ce n’est pas la première fois que ce type d’accusation est formulé…

Les autorités congolaises se plaignent de tout ce qu’elles voient ici, et de ce que nous faisons avec d’autres. Je ne comprends pas pourquoi elles pensent pouvoir nous dicter notre conduite ou celles des autres à notre égard.

Il y a quelques semaines, je les ai entendues se plaindre de la visite du chef d’état-major de l’armée algérienne. Dès le lendemain, elles ont convoqué l’ambassadeur d’Algérie à Kinshasa pour lui demander des explications. Il en va exactement de même lorsque nous signons des traités avec l’UE ou avec n’importe quel autre pays.

En d’autres termes, si quelqu’un souhaite faire quoi que ce soit au Rwanda, il doit d’abord demander à la RDC si elle est d’accord ou non ! Les Congolais se plaignent des ministres européens, américains et chinois qui viennent [chez nous]. Cela va à l’encontre de toute logique.

Pensez-vous que votre gouvernement a un devoir particulier de solidarité envers le M23, qui est un groupe rebelle composé de Tutsi congolais, et plus généralement envers la communauté des Tutsi de RDC, qui, selon vous, est victime d’une épuration ethnique ?

Chaque fois que la question se pose, c’est comme si je me devais de répondre par l’affirmative. Si j’essaie de l’expliquer autrement, cela se retourne en accusation contre moi. Je préfère donc généraliser. Que ce soit en RDC ou ailleurs, lorsqu’il se produit une oppression, une injustice, ou quand un gouvernement se comporte mal, tout le monde doit ressentir ce devoir de solidarité.

Certes, compte tenu de notre histoire, nous comprenons certainement cette douleur un peu mieux que d’autres. Mais je me demande pourquoi Tshisekedi ne ressent pas, lui aussi, le même devoir. En tant que dirigeant, il connaît – ou, plutôt, il devrait connaître – beaucoup de choses sur son pays et sur ce que ses compatriotes ont vécu. Cela devrait le conduire à agir différemment.

Ndayishimiye m’avait assuré que l’armée du Burundi ne se battrait pas aux côtés de celle de la RDC. Il m’a raconté des mensonges.

Après trois années d’apaisement, le président du Burundi, Évariste Ndayishimiye, a décidé, en janvier, de fermer sa frontière avec le Rwanda. Comment expliquez-vous la détérioration de vos relations ?

Je constate que, lorsque la force est-africaine a été créée, le Burundi en faisait partie en tant que membre de la Communauté d’Afrique de l’Est. Et que, lorsque Tshisekedi a expulsé cette force, le Burundi est resté en RDC, selon leur plan commun.

Grâce à nos services de renseignements, nous avons appris que le Burundi se préparait à envoyer des troupes à Goma et dans le nord-est de la RDC pour combattre aux côtés de l’armée congolaise. J’ai donc téléphoné au président Ndayishimiye. Je lui ai demandé s’il comptait effectivement envoyer son armée se battre au nom de Kinshasa, en contradiction avec sa mission d’origine. Je lui ai dit que c’était dangereux, car cela impliquait qu’il collabore avec les FDLR près de notre frontière, ce qui constitue une menace pour nous.

Le président m’a juré que cela n’était pas vrai et que mon informateur mentait. Je lui ai répondu que j’étais heureux d’avoir tort. Deux semaines plus tard, peut-être moins, ses troupes étaient aux côtés des forces armées congolaises et des FDLR. C’est donc lui qui m’avait raconté des mensonges ! Depuis, nous ne cessons de demander aux Burundais pourquoi ils ont agi ainsi. C’est à partir de ce moment-là qu’ils ont commencé à fabriquer des histoires.

Le gouvernement de Gitega vous reproche d’héberger les putschistes de 2015, ce qui est exact. Oui, mais nous tentions de résoudre ces problèmes lorsque les Burundais ont disparu sans explication.

Les négociations étaient en bonne voie ?

Absolument. Nous sommes allés au Burundi, qui a ensuite envoyé des délégations à deux ou trois reprises. Les Burundais nous ont demandé de les mettre en contact avec le général Godefroid Niyombare et avec ses collègues putschistes. Nous l’avons fait, ils ont discuté. Mais lorsqu’ils ont commencé à s’impliquer en RDC, ils ont disparu. Ils sont ensuite réapparus en nous reprochant ce que justement nous étions en train de régler avec eux. Vos voisins burundais vous accusent également de financer la rébellion Red-Tabara, installée dans le Sud-Kivu.

Il n’en est rien. Nos services de renseignements ont démontré que personne ne les avait attaqués, c’est une invention. Ils savent que nous n’avons aucun lien avec les Red-Tabara ou avec qui que ce soit d’autre, il n’y a d’ailleurs aucune preuve. Qu’il s’agisse de Godefroid Niyombare ou des Red-Tabara, les opposants burundais ne peuvent rien entreprendre à partir du Rwanda. C’est un engagement que nous avons pris. Et jusqu’à présent, c’est ce qu’il s’est passé.

De votre côté, vous accusez le contingent burundais en RDC de coopérer avec les FDLR. Avez-vous des preuves ?

Oui, et certaines sont publiques. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de creuser en profondeur pour le savoir, compte tenu des incidents qui, sur le terrain, ont impliqué les forces burundaises, et, aussi, de ce que nous avons appris de certaines personnes capturées par le M23.

En réalité, nous avons un problème de « primitivité ». Nous avons encore des politiques primitives fondées sur l’ethnicité. Et c’est exactement ce qui rapproche Tshisekedi, Ndayishimiye et les FDLR. Récemment, le président Ndayishimiye a invité au Burundi des Hutu de Rutshuru et d’autres régions de RDC. Il leur a parlé du conflit ethnique qui devrait se poursuivre.

Au moment de l’investiture de Tshisekedi [le 20 janvier], le même Ndayishimiye a rencontré des jeunes à Kinshasa. Il leur a parlé de la façon dont les jeunes d’Afrique, du Burundi, de la RDC, devraient s’associer avec ceux du Rwanda pour renverser le gouvernement… Ce dont il parlait, ce qu’il voulait ressusciter, c’était la politique Hutu/Tutsi, les guerres et les conflits. Si nous avons, à notre époque, des dirigeants qui pensent encore en ces termes, c’est un vrai problème.

Lors votre intervention, au dernier Dialogue national, à la fin de janvier, vous avez eu cette phrase : « Au vu de la situation qui était la nôtre il y a trente ans, rien de pire ne peut nous arriver. Si vous nous replongez dans une situation qui nous paraît nous ramener à cette époque, nous nous battrons comme ceux qui n’ont rien à perdre. » Pensez-vous que la crise actuelle dans l’est du Congo puisse s’aggraver au point de se transformer en menace existentielle pour le Rwanda ?

Absolument. Certains, qui ne savent pas de quoi ils parlent, disent que les FDLR ne sont qu’une poignée, et que nous exagérons. Mais même s’ils sont peu nombreux, pourquoi existent-ils encore, après toutes ces années ? Une grande partie de la population congolaise, tout comme les dirigeants de ce pays, s’est associée à cette idéologie. Et les discours de haine, qui mènent au génocide, sont tenus dans l’est de la RDC par d’autres groupes que les FDLR.

Dans l’est de la RDC, entre 3 et 4 millions de personnes parlent le kinyarwanda. Ce n’est pas un petit nombre, d’autant qu’ils ne sont pas les seuls mobilisables. Ceux qui, dans les médias congolais, tiennent ce genre de discours sont des partisans du président, originaires du Kasaï ou d’ailleurs, et qui ne parlent pas le kinyarwanda. Si les dirigeants d’un pays embrassent ce type d’idéologie, pensez-vous que c’est peu de chose ? Ce sont nos voisins !

Comment une combinaison de tous ces facteurs pourrait-elle ne pas nous sembler existentielle ? Lorsque l’armée congolaise a tiré des obus d’artillerie au-delà de notre frontière, nous avons eu la preuve qu’elle était avec les FDLR. Ce sont ces dernières qui lui ont indiqué où bombarder.

Pendant près de sept années vous avez tenté de mettre en œuvre un plan ambitieux de réforme de l’Union africaine. Êtes-vous satisfait de vos résultats ?

J’ai été très heureux que les dirigeants de notre continent me fassent confiance pour mener à bien cette tâche honorable : diriger le processus de réforme de notre continent et de nos institutions. Nous avons progressé sur cette voie. Sur une échelle de 1 à 10, nous sommes passés à 6. Il manque donc quatre points, ce qui s’explique par le fait qu’il est difficile de réunir plus de cinquante pays alors que leurs dirigeants regardent chacun dans sa propre direction.

Les réunir pour se concentrer sur l’avenir du continent et des États est un quasi-cauchemar. On ne peut donc blâmer une seule personne. Nous sommes tous concernés, moi y compris. Nous avons un problème, et, tant que nous ne l’accepterons pas, que nous ne nous concentrerons pas sur la manière dont nous pouvons nous changer nous-mêmes, pas grand-chose ne se produira.

Bien que les Français interfèrent parfois dans nos choix, nous n’agissons pas de la sorte à leur égard.

Les accords sur l’accueil des migrants, que le Rwanda a conclus avec le Royaume-Uni, sont très controversés. Entreront-ils en vigueur ?

Nous ne créons aucune controverse. En ce qui nous concerne, nous savons clairement quel partenariat nous avons noué avec le Royaume-Uni. Les nombreuses personnes qui entrent au Royaume-Uni sans répondre aux critères légaux de l’immigration mènent une vie très difficile. Je peux comprendre que ce pays dise : « Stop, nous avons besoin d’un endroit où accueillir les gens pour régler correctement leur situation, notamment celle de ceux qui émigrent en utilisant les réseaux criminels et les filières de contrebande ». C’est ainsi que notre partenariat a vu le jour.

Coût de l’accord Rwanda – Royaume-Uni ? 2,1 millions d’euros l’expulsion

Même en étant limités par nos ressources, nous voyons ce que nous pouvons apporter. Notre niveau de développement est bien meilleur que celui auquel ces Africains sont confrontés en Libye. La controverse dont vous parlez se situe donc du côté des Britanniques. C’est leur affaire. Nous proposons notre aide, et nous n’avons pas à porter le fardeau de qui que ce soit.

À l’occasion des cérémonies marquant le 30e anniversaire du génocide des Tutsi du Rwanda, la France sera représentée par son ministre des Affaires étrangères. Jamais, en trente ans, elle n’a été représentée au niveau présidentiel. Paris a-t-il encore des difficultés à franchir ce pas symbolique ?

Je ne sais pas, et je ne veux pas vraiment m’impliquer dans cette affaire. La France fait ce qu’elle veut, tout comme je veux que le Rwanda puisse faire ce qu’il veut. Bien que les Français interfèrent parfois dans nos choix, nous n’agissons pas de la sorte à leur égard. Ils peuvent décider de ne pas venir du tout, ou d’envoyer qui ils veulent. Je n’ai pas grand-chose à dire sur ce sujet, et je prendrai les choses comme elles viennent.

Le 20 février, le ministère français des Affaires étrangères a condamné « la poursuite de l’offensive du M23 avec le soutien du Rwanda et la présence des forces rwandaises sur le territoire congolais ». Comment interpréter cette déclaration de la part d’un pays avec lequel de bonnes relations ont été rétablies ?

Un pays qui condamnerait le M23 mais passerait sous silence le cas des FDLR ne saurait être audible. Je souhaite que ces personnes tirent leurs propres conclusions. Les miennes sont claires. Tout ce narratif essaie de transformer les victimes en coupables. Nous commençons à nous habituer à cela, depuis le temps que cela dure…

Nous n’enverrons pas en Belgique un autre ambassadeur que Vincent Karega.

Depuis un an, le poste d’ambassadeur du Rwanda en Belgique est vacant, la Belgique ayant refusé d’accréditer celui que vous aviez proposé, Vincent Karega. Quelle excuse officielle Bruxelles a-t-il donnée pour justifier ce refus ? Allez-vous appliquer des mesures de réciprocité ?

Il n’y a pas d’explication claire. Peut-être que, si vous le leur demandez, [les Belges] vous diront ce qu’ils ne nous ont pas dit. Il y a un historique. Karega a été ambassadeur en Afrique du Sud, puis en RDC. C’est la RDC qui l’a expulsé de Kinshasa lorsque le conflit a commencé, en raison de la détérioration de nos relations. Nous avons respecté cette décision.

Lorsqu’il s’est agi de changer d’ambassadeur à Bruxelles, nous avons décidé d’y envoyer Vincent Karega. D’autant qu’il est très au courant de la situation, puisqu’il a déjà été ministre et qu’il connaît bien l’Europe et Bruxelles.

Le président rwandais, Paul Kagame, et son épouse, Jeannette, allument la flamme du Mémorial du génocide, à Kigali, lors de la 29e cérémonie de commémoration du génocide des Tutsi, le 7 avril 2023. © Presidency of Rwanda / Anadolu via AFP

Au bout d’un certain temps, Bruxelles nous a dit qu’il ne souhaitait pas l’accréditer, et qu’il fallait envoyer un autre ambassadeur. Lorsque nous avons demandé des explications, on nous a raconté des histoires sur ce qu’il s’était passé lorsque Vincent Karega était ambassadeur en Afrique du Sud. Ce à quoi nous avons répondu que, puisque cela ne l’avait pas affecté lors de sa mission en RDC, cela ne devrait pas avoir d’incidence sur sa nomination en Belgique. Nous avons demandé [aux Belges] de nous expliquer ce qu’il en était en réalité, mais leur réponse n’a été en rien satisfaisante.

Le problème vient-il de Kinshasa ?

Oui, bien sûr. Comme si la RDC ne se plaignait pas de tout ce qui nous concerne ! Nous avons dit aux autorités belges, très sérieusement, qu’elles agissaient ainsi parce que la RDC le leur avait demandé, le reste n’étant que prétextes. La RDC peut dicter sa conduite à la Belgique parce que la Belgique l’accepte, mais pas nous dicter la nôtre. Nous prenons donc cette situation avec philosophie, et nous ne proposerons pas d’autre ambassadeur que lui.

Comment conciliez-vous le devoir de mémoire avec la nécessité d’une réconciliation nationale ?

Il y a forcément un conflit : le besoin de justice d’un côté, le besoin de réconciliation de l’autre. Lorsque nous essayions de rendre la justice, nous gardions à l’esprit une certaine limite, afin de permettre à la société de se réconcilier. C’est pourquoi nous avons pardonné à certaines personnes et leur avons permis de rentrer chez elles. Celles qui ont manifesté du remords, en particulier, ont été facilement pardonnées.

Mais, lorsque nous pardonnons à des personnes impliquées dans un tel crime, il ne faut pas s’attendre à ce que les victimes, qui en ont souffert, apprécient. À juste titre. Même moi, qui ai également perdu de nombreux proches au cours de ce génocide, je n’accepte pas certaines choses à titre personnel. Mais j’ai dû m’en accommoder en tant que président, puisque je me dois de gérer cette complexité.

Fresque « Abagore Bahagaze Bemye – Les Femmes debout », des portraits hauts de 12 mètres et larges de 4 m de l’artiste Bruce Clarke. Le projet sera exposé au Rwanda en avril 2024 pour la 30e commémoration du génocide commis contre les Tutsi. © COURTESY BRUCE CLARKE

Il faut faire preuve d’une certaine souplesse et, surtout, permettre à la société de guérir et de s’orienter vers un avenir meilleur plutôt que de rester bloqué sur le passé. Cela ne peut arriver qu’au terme d’une analyse objective. Si, pendant la période où nous rendions la justice, nous avions dit : « Vous avez tué, nous vous tuons », cela n’aurait pas fonctionné, et nous n’en serions pas là.

Le Grand Dialogue national annuel est un exercice particulier, au cours duquel vous ne ménagez pas vos critiques à l’égard de vos ministres et de vos collaborateurs. Mais est-il possible que vos compatriotes vous critiquent ? L’acceptez-vous, et si oui, où se situe l’espace de libre expression de ces critiques ?

La critique existe, bien sûr. Il n’y a qu’à regarder ce que les médias sociaux et d’autres médias disent de moi, qu’ils aient raison ou tort. J’ai le droit, en revanche, comme vous ou n’importe qui d’autre, de m’expliquer. Si, une fois mon explication donnée, vous parvenez à me convaincre que j’ai tort, alors j’accepte votre critique. Mais vous avez la tâche ardue de me persuader que ce que j’ai fait est mal, de la même manière que je peux le faire avec mes collaborateurs.

Toutes les critiques formulées à mon égard ne sont pas nécessairement erronées. Certaines sont fondées, et m’aident à mieux faire la fois suivante. J’apprends de ce que j’ai vu ou entendu, ou de ce qui s’est révélé être une erreur.

On peut donc être un opposant à Paul Kagame, et, contrairement à ce qu’affirme Human Rights Watch dans son dernier rapport sur le sort des opposants en exil, ne pas risquer sa liberté, voire sa vie ?

J’aurais aimé que les rapporteurs de HRW prennent plus de temps pour nous parler de leur propre situation dans les pays dont ils sont originaires. Ils n’accusent jamais les leurs, ou, s’ils le font, c’est à leurs yeux moins grave que ce que nous avons fait, et qui est pourtant similaire. Pour le reste, je ne vois vraiment pas sur quoi ces accusations reposent.

HRW nous reproche les mêmes choses depuis trente ans. Cela signifierait que nous n’avons jamais changé, depuis 1994 ? Cette ONG fait-elle une véritable analyse critique de ce qu’il se passe ? Quant à ce que nous faisons de mal, c’est à nous de le corriger et, sinon, d’en subir les conséquences. Mais ce n’est pas aux membres de HRW d’y mettre le nez chaque jour. Sont-ils parfaits ? Vais-je chez eux pour me plaindre des injustices qu’ils commettent entre eux, puis contre nous ? Le racisme, les préjugés, les torts que leurs pays causent aux autres… Cela, ils n’en parlent pas, et ils ne peuvent rien y faire. Tout se passe comme si le Rwanda leur servait à démontrer la légitimité de leur existence sans que cela ait la moindre conséquence pour eux-mêmes.

Quels chefs d’État Paul Kagame a-t-il conviés aux commémorations du 7 avril ?

Le fait que l’opposante Victoire Ingabire soit empêchée d’être candidate à l’élection présidentielle ne constitue-t-il pas un problème ?

Connaissez-vous ses antécédents ? Cette femme a été condamnée à quinze années de prison pour de bonnes raisons. Les preuves de sa culpabilité n’ont pas été fournies uniquement par les procureurs rwandais, mais par des procureurs et enquêteurs néerlandais. Elle a agi et collaboré avec des personnes vivant aux Pays-Bas. Ces preuves de son implication auprès des génocidaires ont été produites. Les faits étaient clairs.

Une fois qu’elle a purgé près de la moitié de sa peine, le président de ce pays, en l’occurrence moi-même, a décidé de lui pardonner. Qu’est-ce qu’une telle personne a à dire sur son soi-disant droit d’être candidate à la présidence ? Qu’y a-t-il de si important chez cette personne qui la place au-dessus de n’importe quelle autre dans ce pays ? Elle n’est pas au-dessus de la loi. Elle devrait être reconnaissante d’avoir été pardonnée, et se taire.

Le FPR vient de vous désigner candidat à un quatrième mandat présidentiel. Dans votre déclaration, vous avez accepté ce que vous qualifiez de fardeau tout en lançant un appel pour que le parti vous trouve un successeur. Vous exprimez ce souhait depuis des années. Mais, à force de le répéter et de ne pas trouver de solution, ne craignez-vous pas l’on ne vous croit plus ?

De qui parlez-vous ?

De vos compatriotes. Ceux qui m’ont élu ? S’ils ne me croyaient plus, ils ne m’auraient pas proposé d’être à nouveau candidat. Non, cette incrédulité, c’est l’affaire de l’extérieur. Ce n’est pas la nôtre. Peut-être que si mon parti était assez courageux pour choisir un autre dirigeant, cette personne ferait aussi bien que moi, voire mieux.

Mais pourquoi est-il si difficile de vous trouver un successeur ?

Vous connaissez notre histoire, et le contexte dans lequel nous nous trouvons, qui influence notre vie politique. Le fait que j’essaie de m’en détacher, mais que je sois contraint de me dire « pas encore », est lié à ce contexte. C’est une sorte de dilemme. Nous avons beaucoup progressé durant notre travail en commun, dans une situation très complexe. Parfois, les gens s’enferment dans une zone de confort : puisque nous nous en sortons bien, pourquoi nous préoccuper de changer ? Certains souhaitent donc me laisser continuer, puisque j’en suis capable. Avec toutes les lances et les flèches qui me sont envoyées, qui voudrait prendre ma place ?

Pour être honnête, je ne trouve pas ma position confortable. Il faut vraiment avoir la peau dure pour gérer une situation post-génocide, dans laquelle les victimes et les auteurs de crimes ont des attentes complètement différentes. Vous savez que ce que les victimes demandent est juste, mais si vous faites exactement ce qu’elles veulent, vous devez punir les auteurs, alors que, si vous avez de la chance, ces derniers changeront, et vous aurez une réussite à laquelle vous accrocher. Être pris en tenailles dans cette situation n’est pas confortable. Certes, quelqu’un pourrait venir à ma place et faire autrement : les bourreaux seraient pendus, les victimes assurées de leur vérité. Et le chaos s’installerait.

Trouver un équilibre est donc une nécessité. Tout comme il est nécessaire, dans le cas de la RDC, que ses dirigeants reconnaissent que le M23 est bien congolais. Pourquoi ne trouvent-ils pas le moyen de créer la paix ? Le président de ce pays ne pense tout simplement pas de cette manière, non parce qu’il est impossible de résoudre cette situation mais parce qu’il s’en accommode. C’est comme s’il s’estimait chanceux d’être dans une impasse et qu’il s’y sentait à l’aise.

En ce qui me concerne, peut-être que si mon parti était assez courageux pour choisir quelqu’un d’autre, cette personne ferait aussi bien que moi, voire mieux. Mais amener le parti jusque-là et mettre tout le monde d’accord est au-delà de mon pouvoir, du vôtre, ou de celui de qui que ce soit.

Avec François Soudan/Jeune Afrique

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