314 milliards de dollars. C’est le coût annuel des embouteillages pour les économies africaines, selon un rapport de la multinationale française Alstom. Un montant, équivalant à quatre fois le PIB de la Côte d’Ivoire, ou près de la moitié de celui de la CEDEAO. Si les villes africaines n’ont pas encore la taille des mégapoles américaines ou européennes, elles n’échappent pas pour autant aux conséquences économiques et sanitaires d’une congestion urbaine croissante. Retards chroniques, surcoût logistique, pollution, stress : les embouteillages deviennent un frein majeur à la productivité et à la qualité de vie. Un handicap systémique, dont l’impact reste encore largement sous-évalué, malgré les politiques publiques engagées ces dernières années. Décryptage d’un mal urbain aux effets invisibles, mais bien réels.
À Abidjan, il est 6h30 du matin. Le voile de poussière qui flotte encore au-dessus de la ville n’a pas cédé sa place au soleil, mais déjà, les klaxons percent le silence. Au carrefour de Lubafrique, Awa, 32 ans, guette l’arrivée d’un gbaka. Ce minibus est son unique option pour rallier le marché d’Adjamé, où elle vend ses légumes.
« Si je rate celui-là, je peux perdre une demi-journée », lâche-t-elle en se glissant dans un véhicule déjà plein à craquer. Autour d’elle, la circulation s’enlise dans un ballet chaotique. Pour Awa, pas de doute, l’étroitesse de la bretelle qui mène à l’autoroute est en grande partie responsable de ce désordre matinal. « C’est trop petit pour tout ce monde. Ça coince tous les jours », lâche-t-elle, résignée.
Comme Awa, des milliers d’Abidjanais vivent chaque matin ce même ballet chaotique, pris au piège d’un système de transport saturé. Enoc Kakou, journaliste, met du temps à trouver un taxi pour Port-Bouët et finit par en payer un cher, au risque d’être en retard. « Les embouteillages sur cette distance sont constants. Les taximen préfèrent faire trois courses rapides à 1 000 FCFA plutôt que de passer deux heures dans un seul trajet », explique-t-il. Théoriquement, 25 minutes suffisent, mais il lui faudra près d’une heure, au grand dam du chauffeur. Au volant, Yao Kouassi s’impatiente. « Quand je reste coincé pendant une heure pour une course qui aurait dû durer 25 minutes, ce sont trois courses que je perds. C’est de l’argent qui s’envole », lâche-t-il.
Les effets visibles et invisibles de la congestion
Abidjan, comme plusieurs autres métropoles africaines, est devenu un théâtre quotidien d’épreuves physiques et mentales, où chaque déplacement se transforme en défi. Selon une note publiée en 2019 sur le site de la Banque mondiale intitulée « The challenge of urban mobility in Abidjan », « à Abidjan, les plus pauvres, qui continuent de recourir aux transports publics pour se déplacer, consacrent actuellement entre 20 % et 30 % de leurs revenus au transport, et y passent en moyenne 200 minutes par jour, entre trajets et attentes ». Selon la Banque mondiale, le manque de mobilité au sein de l’agglomération d’Abidjan fait perdre jusqu’à 4-5 % de son revenu national à la Côte d’Ivoire.
Selon la Banque mondiale, le manque de mobilité au sein de l’agglomération d’Abidjan fait perdre jusqu’à 4-5 % de son revenu national à la Côte d’Ivoire.
Le phénomène n’est pas propre à Abidjan. À Lagos, une des plus grandes métropoles d’Afrique subsaharienne, la congestion routière constitue un frein majeur au développement. D’après une étude menée par le Danne Institute for Research, en partenariat avec Financial Derivatives Company, les habitants de la ville perdent en moyenne 2,21 heures par jour dans les embouteillages pour rejoindre leur lieu de travail. Ce temps perdu impacte directement leur productivité, leur santé mentale et leur bien-être général.
À Lagos, les habitants perdent en moyenne 2,21 heures par jour dans les embouteillages pour rejoindre leur lieu de travail.
Pour les particuliers, les coûts sont significatifs : les usagers des transports publics dépensent chaque année environ 79 000 nairas, soit 49,90 dollars, en frais supplémentaires liés aux retards, tandis que les automobilistes déboursent en moyenne 133 979 nairas, soit 89,10 dollars, en carburant gaspillé dans le trafic. Ces sommes, bien que modestes à première vue, pèsent lourd dans un contexte d’inégalités marquées et de forte précarité.
Les entreprises ne sont pas en reste. Le croisement entre les heures de travail perdues et les salaires horaires dans les micro, petites et moyennes entreprises révèle des pertes économiques annuelles considérables. Selon l’étude, le coût total de la congestion routière pour l’économie de Lagos s’élève à près de 3 834 milliards de nairas par an, soit environ 8,7 milliards de dollars. Ce déficit, à lui seul, reflète les limites structurelles d’un réseau de transport sous-dimensionné, dans une ville qui concentre plus de la moitié de la capacité industrielle hors pétrole du Nigeria.
Une facture sanitaire qui grimpe
Chaque heure de pointe libère dans l’air d’importantes quantités de particules fines et de gaz nocifs. Une enquête menée par la professeure Véronique Yoboué de l’Université de Cocody a révélé que, sur trois sites étudiés, les concentrations de NO₂ étaient supérieures aux normes de l’OMS. « On est souvent au-dessus des normes de l’OMS pour ce qui est de la quantité de dioxyde d’azote, par exemple », a-t-elle déclaré.
Le Dr Stéphane Aboussou, médecin généraliste, tire la sonnette d’alarme : « Les embouteillages ont trois grands impacts sur la santé. D’abord, sur le plan psychologique : le stress permanent qu’ils provoquent peut entraîner de l’hypertension et affaiblir les défenses immunitaires. Ensuite, sur le plan cardio-pulmonaire : la pollution de l’air, riche en dioxyde de carbone et en oxydes d’azote, favorise les crises d’asthme, les bronchites chroniques et les maladies cardiaques. Enfin, sur le plan musculo-squelettique : rester assis trop longtemps, sans bouger, provoque des douleurs dorsales, notamment des lombalgies »
Troubles du sommeil, anxiété généralisée, fatigue chronique et tensions artérielles élevées font désormais partie du quotidien de nombreux usagers.
Et Abidjan n’est pas un cas isolé. À Dakar, les polluants atmosphériques sont sept fois plus élevés que les niveaux recommandés, et les fumées de circulation sont un contributeur majeur. À Lagos, des chercheurs ont montré que les embouteillages prolongés affectent aussi la santé mentale. Troubles du sommeil, anxiété généralisée, fatigue chronique et tensions artérielles élevées font désormais partie du quotidien de nombreux usagers. Un stress omniprésent, surtout pour ceux qui, faute d’alternative, sont contraints de subir chaque jour ces conditions éprouvantes.
Des causes structurelles complexes
Les embouteillages sont le fruit de plusieurs facteurs. Plusieurs experts ont déjà pointé du doigt le fait que dans de nombreuses villes africaines, l’expansion urbaine se fait sans planification cohérente, créant des déséquilibres profonds entre zones d’habitation et infrastructures de transport.
« L’urbanisation non planifiée est au cœur du problème. Les quartiers poussent plus vite que les infrastructures, souvent en dehors de tout schéma d’aménagement. Les zones résidentielles s’éloignent des centres économiques, mais les routes, les transports publics et les services ne suivent pas. Avec la forte croissance démographique, cet étalement urbain amplifie les flux de déplacement quotidiens, et les infrastructures, souvent limitées ou mal entretenues, sont vite saturées. Résultat : des embouteillages massifs, coûteux en temps et en productivité. », explique Koffi Kouamé Elvis, docteur en géographie, spécialiste des mobilités urbaines et de la dynamique des villes.
« Les quartiers poussent plus vite que les infrastructures, souvent en dehors de tout schéma d’aménagement. Les zones résidentielles s’éloignent des centres économiques, mais les routes, les transports publics et les services ne suivent pas. »
Selon la Banque africaine de développement (BAD), entre 130 et 170 milliards de dollars par an seraient nécessaires pour combler les besoins en infrastructures urbaines en Afrique (routes, eau, électricité, logements, gestion des déchets, etc.) à cause de l’urbanisation galopante. Les estimations nationales sont plus rares, mais certains rapports ou plans de développement donnent des pistes. À Abidjan, les besoins sont particulièrement élevés pour le logement social, les routes, le drainage, et les transports publics. Par exemple, la construction du métro d’Abidjan est un projet estimé à 1,5 milliard $ à lui seul.
« Il faut repenser la ville dans sa globalité : densifier les zones d’activité pour réduire les déplacements, investir massivement dans les transports collectifs performants et accessibles, et surtout, appliquer une véritable politique de mobilité urbaine. L’enjeu, c’est de rapprocher les populations de leurs lieux de travail tout en diversifiant les modes de déplacement, bus rapides, trains urbains, pistes cyclables. Une ville bien pensée circule mieux », analyse Koffi Kouamé Elvis, donnant une idée de la complexité du problème.
Repenser la mobilité urbaine suppose aussi une réforme en profondeur de l’organisation territoriale. Dans de nombreuses capitales africaines, l’essentiel des activités économiques, administratives et politiques est concentré, exerçant une pression constante sur des infrastructures déjà saturées.
« En développant des pôles secondaires dynamiques, bien équipés et attractifs, on peut décongestionner les centres-villes et offrir aux populations des alternatives viables à la concentration urbaine. »
« Il faut sortir de la logique du tout-capitale. Tant que toutes les opportunités resteront concentrées à Abidjan, Dakar ou Kinshasa, les déplacements pendulaires resteront massifs. En développant des pôles secondaires dynamiques, bien équipés et attractifs, on peut décongestionner les centres-villes et offrir aux populations des alternatives viables à la concentration urbaine. La décentralisation, si elle est bien pensée, est une réponse au problème des embouteillages. », estime pour sa part Franc Maruis Kouakou, un usager.
Fluidifier le trafic, un enjeu vital pour les métropoles africaines
Selon le constructeur ferroviaire Alstom, la congestion urbaine coûte chaque année environ 314 milliards de dollars à l’Afrique. Si aucune reconfiguration des systèmes de transport n’est engagée d’ici 2030, le manque à gagner pourrait atteindre 488 milliards de dollars.
Pour les villes africaines, la congestion routière n’est donc plus seulement une gêne quotidienne, mais une urgence économique. En 2025, la Côte d’Ivoire prévoit investir 1,6 milliard $ dans les transports et les infrastructures routières, un effort financier important, mais encore en deçà du coût économique annuel des congestions urbaines.
Pendant ce temps, le continent continue d’importer à grands frais de nombreux véhicules chaque année. Entre 2015 et 2018 l’Afrique a importé 40% du nombre de véhicules d’occasion importé dans le monde, soit 5 600 000 véhicules, principalement en provenance d’Europe, des États-Unis et du Japon.
Entre 2015 et 2018 l’Afrique a importé 40% du nombre de véhicules d’occasion importé dans le monde, soit 5 600 000 véhicules, principalement en provenance d’Europe, des États-Unis et du Japon.
A contre-courant de cette tendance, les systèmes de transport public, eux, sont encore trop peu développés pour absorber la croissance de la population dans les grandes villes. Selon un rapport publié en 2019 par l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) sur le Plan directeur des Transports urbains de la Ville de Kinshasa, la ville disposait en 2018 d’environ 499 bus pour une population estimée à 10,6 millions d’habitants. Cela équivaut à un ratio d’environ un bus pour 21 000 habitants.
Des pistes inspirantes
Certains gouvernements tentent de faire face à la situation. En Côte d’Ivoire, l’Etat a interdit en 2018 l’importation de véhicules de plus de 5 ans, a notamment mis en place l’AMUGA (Autorité de la Mobilité Urbaine du Grand Abidjan) et adopté un nouveau plan de circulation. L’un des projets phares reste le métro urbain, censé transporter jusqu’à 500 000 passagers par jour à l’horizon 2030, pour un coût global estimé à un milliard d’euros. Le gouvernement a également déclaré avoir pour objectif, d’ici à 2030, d’atteindre 10 % de véhicules électriques dans le parc automobile de l’État et de créer un écosystème favorable à leur adoption par les acteurs privés en donnant l’exemple.
En parallèle, la capitale économique ivoirienne s’est dotée de nouveaux atouts : le quatrième pont, la ceinture d’Abidjan et l’élargissement de plusieurs axes majeurs. Mais ces investissements ne suffisent pas à absorber la croissance rapide de la population estimée à 32,6 millions d’habitants en 2025 avec un taux d’accroissement annuel de 2,42 %, ni celle du parc automobile, qui a dépassé 1,2 million de véhicules selon les données du ministère des Transports.
D’autres capitales africaines explorent des solutions plus audacieuses. Dakar a inauguré un système de Bus Rapid Transit (BRT) pour fluidifier la circulation sur les grands axes et réduire les temps de trajet. Selon la Banque mondiale, cette initiative est cruciale pour une des villes à la croissance la plus rapide d’Afrique, dont les infrastructures de transport doivent s’adapter à une urbanisation accélérée. Le BRT, avec ses voies réservées, ses arrêts fixes et ses horaires prévisibles, permettra à quelque 320 000 passagers quotidiens de bénéficier d’un trajet plus sûr et plus confortable.
Le BRT, avec ses voies réservées, ses arrêts fixes et ses horaires prévisibles, permettra à quelque 320 000 passagers quotidiens de bénéficier d’un trajet plus sûr et plus confortable.
La Banque mondiale s’attend à une réduction de 1,2 million de tonnes des émissions de GES sur une période de 30 ans, soit à peu près l’équivalent de la suppression de 260 000 voitures de la route, grâce au projet. Il devrait aussi améliorer de manière significative l’accès aux services essentiels et aux opportunités professionnelles, en particulier pour les femmes et les populations à faibles revenus. Une fois pleinement opérationnel, le BRT rendra accessibles 170 000 nouveaux emplois, et 59 % des opportunités d’emploi de la capitale pourront être atteintes en moins d’une heure.
Kigali mise sur la transition vers les véhicules électriques pour améliorer la qualité de l’air et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Les autorités encouragent l’adoption de véhicules électriques, qui n’émettent pas de polluants tels que les composés organiques volatils, les hydrocarbures, le monoxyde de carbone et divers oxydes d’azote. La capitale rwandaise organise également deux fois par mois la Journée sans voiture (Car Free Day), une initiative lancée en 2016 par la municipalité.
Dans plusieurs pays sur le continent, des startups misent sur le numérique pour moderniser la mobilité urbaine. Elles proposent des applications permettant aux usagers de planifier leurs trajets, de localiser les véhicules disponibles en temps réel et de réduire leur temps de transport de 15 à 30 minutes, selon leurs données. Grâce à la technologie GPS, ces services permettent de choisir des itinéraires moins congestionnés, réduisant ainsi la dépendance aux routes saturées.
Toutefois, certains défis persistent, notamment en matière de coûts pour les utilisateurs les plus modestes ou de maîtrise des outils numériques chez une frange de la population moins familière avec ces technologies.
Quelques villes africaines prouvent que le changement est possible. À Addis-Abeba, le métro léger a permis de doubler la vitesse des trajets et de générer des économies de temps et de carburant, tout en créant plus de 1 000 emplois directs. À Kigali, la baisse des accidents grâce à une discipline routière stricte a réduit les coûts liés aux soins et aux pertes de productivité. À Casablanca, le tramway permet d’économiser près de 5,9 millions $ par an en temps de trajet et en frais de transport.
Toutes ces approches, si elles s’avèrent efficaces, pourraient inspirer de nombreuses villes confrontées au même défi. La mobilité urbaine est désormais au cœur des stratégies de développement. Car sans transports efficaces, pas de croissance inclusive, pas de villes durables.
Ingrid Haffiny (Agence Ecofin)