TRIBUNE – Je viens de finir la lecture de l’article « La protohistoire de la colonisation congolaise. Les années d’évènements inconnus des ancêtres » du Professeur Isidore Ndaywel. J’attendais une telle réflexion depuis si longtemps que j’en suis émue.
Je vous raconte.
Comme vous le savez, je suis passionnée de sciences. Il est fascinant d’étudier la Nature et l’Univers, d’en découvrir les lois et les constantes. La Nature est belle, et les sciences qui dialoguent avec elle le sont tout autant. Mais je suis aussi passionnée d’Histoire des sciences. Car si les sciences sont belles, ceux et celles qui, par leur passion, leur curiosité, leur ténacité, leur doute ou leur génie, les ont fait émerger et progresser méritent aussi notre attention, notre admiration. Connaître l’histoire des sciences, c’est redonner aux disciplines scientifiques un visage humain – un visage qui, à mon sens, est nécessaire à leur transmission et à leur réinvention. Ainsi, quand je tombe sur un livre ou un article qui aborde l’histoire des sciences avec un regard neuf, original, inattendu… je m’en régale.
Je tiens à préciser d’emblée que je ne suis pas du genre à éplucher avec ferveur tous les catalogues ou bibliographies. Je me contente souvent de flâner dans les rayons des librairies, de suivre les suggestions des plateformes, et je me laisse guider par ce qui capte mon attention un mot, une couverture, une promesse. Mes lectures sont donc plutôt accessibles, destinées au grand public. Je suis ce qu’on pourrait appeler une lectrice lambda, qui butine au fil de la vitrine éditoriale.
Mais cette passion m’a conduite, il y a quelques années, à faire un pas de plus. En 2012, avec ma sœur, nous avons écrit un petit livre intitulé Physiciens et physiciennes, d’Archimède au 19e siècle : soixante et un portraits de scientifiques, des anecdotes, des citations, des détails parfois inattendus, pour montrer que la physique n’est pas qu’une affaire d’équations froides, mais aussi une histoire d’hommes et de femmes, de passions, d’erreurs, de génie, et d’humanité. Un ouvrage modeste, mais qui visait à donner un visage plus accessible, plus attachant à cette discipline que beaucoup considèrent comme difficile. C’était le premier tome. Et depuis, le projet d’un Tome 2 sommeille. Peut-être est-il temps de le réveiller…
Depuis cette aventure éditoriale, j’ai continué à lire, à observer, à m’interroger. Et, au fil de ces lectures,
j’ai vu émerger quelques évolutions. Dans les livres d’histoire des sciences, on voit désormais poindre les noms de quelques femmes, comme des silhouettes qu’on aurait longtemps laissées hors champ, à l’exception de l’incontournable Marie Curie. On voit aussi certains auteurs faire l’effort salutaire de corriger une injustice largement répandue : l’idée que la science serait née exclusivement en Europe, que l’innovation aurait été le monopole de l’Occident, et que les autres continents n’y auraient contribué vraiment qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Aujourd’hui, on reconnaît mieux le rôle des savants arabes dans la transmission des savoirs grecs (dont certains ont reconnu avoir été formés en Égypte antique), ou les apports des civilisations indienne et chinoise, comme l’invention du zéro pour l’une, la poudre à canon pour l’autre. Et, parfois, les plus curieux vont jusqu’à mentionner les savoirs et techniques des peuples d’Amérique précolombienne.
Mais l’Afrique, elle, reste la grande absente. Lorsqu’elle est évoquée, c’est souvent à la marge, par une brève mention : ici une technique d’inoculation transmise par des esclaves, là une connaissance herboriste. Rien de comparable, en volume ni en sérieux, à la place réservée à l’Europe. Et cela, franchement, déprime. Alors j’ai toujours rêvé de lire des livres écrits par des auteurs africains, destinés au grand public, qui raconteraient notre histoire scientifique et technologique. Il existe évidemment dans la littérature savante des thèses et des études solides. Mais si nous voulons faire bouger les représentations, ce n’est pas seulement là que cela doit se passer. C’est aussi – surtout – dans les librairies accessibles, dans une langue claire, dans un style qui donne envie, à la manière d’un Homo Sapiens de Yuval Noah Harari. Ce récit, il faut qu’il existe, pour que nous puissions nous réconcilier avec notre histoire trop souvent niée, avec nos ancêtres trop souvent oubliés. Et pour que nous puissions envisager notre avenir avec un peu plus de confiance. N’êtes-vous pas de mon avis ?
C’est dans cet esprit, avec une grande joie et un cœur empli de gratitude, que j’ai lu ce dernier article du Professeur Ndaywel.
Il connaît mon attente. Il fait partie de ceux à qui je n’ai cessé de dire que nous avons besoin d’une histoire des sciences et des techniques d’Afrique – et du Congo en particulier. Lorsque j’ai visité pour la première fois le Musée National de la RDC, c’est cela que je cherchais : notre histoire de la technique, de l’ingéniosité, de la création. Lorsque je suis entrée au Musée de Tervuren (Belgique), c’était encore cela que je cherchais. J’y ai certes appris des choses, mais j’en suis toujours sortie avec une soif non étanchée. Si nous voulons que les sciences et les technologies soient des leviers de développement, alors nous devons aussi raconter cette histoire la nôtre et la raconter à tous, pas seulement aux spécialistes.
Et voici que le Professeur Ndaywel le fait, à sa manière, dans « La protohistoire de la colonisation congolaise ». Il y propose une relecture magistrale et dérangeante des premiers contacts entre le royaume du Kongo et l’Europe, bien avant l’occupation coloniale formelle. Loin de se limiter à une chronologie d’événements, il explore la manière dont l’introduction des produits et croyances européens, dès le XVe siècle, a amorcé une transformation profonde des imaginaires, des symboles et des structures sociales au sein des sociétés congolaises. Ce qu’il appelle « protohistoire de la colonisation » ne renvoie pas à un passé lointain et flou, mais à un moment fondateur où l’Afrique commence, souvent à son insu, à intérioriser une relation inégale au monde moderne.
Et puis il y a cette figure, si poignante, que l’article nous donne à redécouvrir : celle du roi Afonso Ier du Kongo. Il nous touche par la sincérité de sa quête, son intelligence politique, sa vision d’un royaume Kongo capable de dialoguer avec le monde. Mais cette sincérité se heurte à la duplicité de ses interlocuteurs.
La manière dont les Portugais répondent à ses appels, ou plutôt ne lui répondent pas, laisse entrevoir une asymétrie qui n’a cessé de se reproduire dans les siècles suivants. À travers ce destin individuel, c’est toute une mécanique de domination qui se met en place : fascination, promesses, puis trahison.
L’histoire de Dom Afonso est un prélude dramatique à ce que seront plus tard la colonisation violente, les indépendances piégées et les dépendances persistantes. Dans sa lucidité blessée, Afonso Ier nous reste infiniment attachant. Il mérite que nous prenions le temps de le rencontrer.
Ndaywel montre avec finesse comment cette fascination pour la modernité importée incarnée par les objets, les savoirs, et les rituels venus d’ailleurs a progressivement affaibli les dynamiques d’innovation endogène. À travers des exemples saisissants (l’usage magique des bougies, la charge symbolique des objets en fer…), il nous fait comprendre que la colonisation n’a pas été un basculement brutal, mais un lent processus de désarmement culturel. Loin de tout fatalisme, son article nous invite à revisiter cette histoire pour y puiser une leçon de lucidité : apprendre à créer, à penser, à inventer à partir de nous-mêmes, et non toujours dans l’imitation de l’autre. C’est un texte dense, pénétrant, et absolument essentiel.
Je ne peux m’empêcher de penser que ce texte du Professeur Ndaywel est une réponse à toutes ces attentes que je porte depuis si longtemps. Il ne parle pas directement de l’histoire des sciences au sens académique ou technique du terme, mais il en aborde les fondements symboliques, les fractures culturelles, les détours par lesquels une société peut se détourner de sa propre capacité à penser, à inventer, à se projeter. En cela, son article s’inscrit pleinement dans le champ de cette histoire des savoirs qu’il nous faut écrire et transmettre, si nous voulons nous réconcilier avec l’idée même de modernité venue d’Afrique.
Je vous invite donc à lire « La protohistoire de la colonisation congolaise. Les années d’événements inconnus des ancêtres », publié dans la revue Congo-Afrique, numéro 592, de février 2025. C’est un texte d’une rare densité, profondément éclairant, qui mérite d’être lu, relu, partagé, discuté. Merci au Professeur Isidore Ndaywel è Nziem d’avoir, à sa manière, entendu l’appel que nous sommes si nombreux à formuler : celui de raconter autrement notre passé, pour mieux imaginer notre avenir.
Et puisque certains lecteurs ne manqueront pas de me le rappeler, je le dis ici simplement : oui, je suis aujourd’hui Ministre de l’Éducation Nationale et Nouvelle Citoyenneté. Et oui, je suis convaincue que cette histoire ces histoires doivent être enseignées à nos enfants.
La réforme des programmes d’histoire va commencer dans les prochaines semaines. Et je ne manquerai pas de sensibiliser les experts qui y travaillent à l’importance d’y intégrer ces récits : ceux de nos savoirs, de nos résistances, de nos inventions, de nos voix. Parce qu’en assumant la richesse et la complexité de notre passé, nous rendrons plus solide et plus féconde la formation des citoyens et citoyennes de demain.
Science is fun, join us !
Raissa Malu
Ministre de l’Education nationale et Nouvelle citoyenneté)